Yann ROMANt
LA BOUCLE
« Et l’infini terrible effara ton œil bleu »
Ophelie
Arthur Rimbaud
…Le parc était désert et la pluie tombait dru
Sur le socle arrondi et froid de marbre rose
Tout entouré de fleurs aux corolles battues
Par le souffle du vent sur leurs dentelles closes
L’eau verte ruisselait sur le bronze vieilli
Glissait sur le rebord du petit piédestal
Puis de l’angle veiné de la pierre poli
Finissait par tomber sur le bord des pétales
Un lierre s’agrippait au pied de la statue
Accrochait ses chevilles au vert de son feuillage
Soulignant le galbé des hanches sous la nue
Pour arriver au sein gouttant pendant l’orage
L’orage assombrissait les rebords de l’étang
Non loin du piédestal où trônait la statue
Et les barques dansaient au gré du mauvais temps
En cadence leur bois par les vagues battu
De la branche pliée au-dessus de ces eaux
La feuille mordorée s’est décrochée du bout
Puis elle s’est posée un instant sur le dos
Avant de se noyer disparaissant d’un coup
Sous l’averse de pluie c’est la force du vent
Qui ainsi m’emporta et dirigea ma route
Dont le trajet passait auprès d’un petit banc
Aux boiseries brodées de dentelles de gouttes
La goutte avait frappé le coin de ma paupière
Au moment où l’étang avait soudain blanchi
Coloré par le feu d’un vigoureux éclair
Déchirant le silence au début de la nuit
J’étais tout près du bois tout entaillé de cœurs
Du petit banc marqué du jeu des amoureux
Quand la foudre effaça pour un temps la noirceur
Des nuages passant rapidement aux cieux
Le calme a succédé au fracas du tonnerre
Et l’on n’entendit plus que l’eau qui s’écoulait
Des branchages tordus enchevêtrés en l’air
Des saules riverains entourés de cyprès
Les cyprès me cachaient le pont entre les rives
En partie composé de planches vermoulues
Dont les pieds enfoncés dans le noir de l’eau vive
Avaient entièrement dans l’onde disparu
C’est sur ce trait de bois que je la vis ensuite
Après que mon regard se soit alors porté
Au bord de l’horizon sur la ligne de fuite
Sur ce petit recoin par les branches caché
Là où je me trouvai je ne pus être vu
Par son œil deviné ouvert dans la pénombre
Sous le saule blotti vibrant à son insu
Derrière les feuillages ombre parmi les ombres
L’ombre de sa silhouette oscillait sous la lune
Se mêlait aux reflets de lumière argentée
Pailletant çà et là le bout des boucles brunes
De celle qui ainsi se croyait esseulée
Elle avait l’air pensive au-dessus de ces eaux
Front baissé tête nue reflet dans l’onde pâle
Les lueurs de la nuit sur le grain de sa peau
Et son pied sur le bord du petit pont bancal
Je n’ai rien oublié de ses images aucune
Dans mon cœur jusqu’au bout leurs souvenirs présents
Demeurés assemblés sans la moindre lacune
Restés jour après jour dans ma mémoire ardents
Ardent était l’émoi qui agitait mes sens
Je me sentis figé par quelque sortilège
Qui provoquait en moi une émotion intense
Souvenir dominant au cœur d’un florilège.
Elle était là superbe attendant immobile
Pâle et penchée sur ses talons je ne sais quoi
Mon cœur s’est entiché de ses courbes fragiles
D’un coup en un éclair je ne sais pas pourquoi
Je voulais bien cueillir cette fleur dans l’errance
Echouée sur le pont d’un vermoulu radeau
Entourée et cernée sous les feuilles qui dansent
Comme un joyau serti par une mare d’eau
L’eau retomba soudain du ciel en abondance
Comme si le nuage avait pu éclater
D’un coup en un éclair en pluie dans le silence
Sans qu’aucun son ne soit par le vent apporté
Comme il est difficile en amoureux des fleurs
De cueillir sans trembler manœuvre délicate
Leur cœur dissimulé sans provoquer de heurts
Sur le bord des pétales en agissant en hâte
Il me fallait c’est sûr au moins tenter ma chance
La gagner c’est certain l’idylle dans l’orage
Faire ce qu’il fallait agir en conséquence
Pour goûter sur ses lèvres un bout de ce nuage
Les nuages semblaient au ciel m’accompagner
S’entrelaçant entre eux au gré du mauvais temps
Vers le pont vermoulu pour la voir de plus près
Je feignais d’être ainsi un esseulé passant
J’entends encore crisser le gravier sous mes pas
Ritournelle obsédante ancrée dans ma mémoire
Comme un refrain fixé qui ne vous lâche pas
Et se rappelle à vous du matin jusqu’au soir
M’ayant vu cependant elle est restée figée
Tout comme la statue à l’entrée du vieux parc
Son cœur visiblement ne s’était pas troublé
Comme l’eau sous le vent qui agitait les barques
Les barques à l’unisson tremblaient sur l’onde noire
Bousculées remuées par les vagues mourantes
Tandis que j’approchai dans l’improbable espoir
De rendre quelque peu ses lèvres souriantes
Je passai lentement d’un pas bien assuré
Alors que pour autant j’étais loin d’être sûr
Que même un seul instant elle aurait partagé
Avec moi un moment dont l’émotion perdure
Elle est restée de marbre aux rencontres d’un soir
Son œil bleu immobile et froid sous la paupière
Le regard effaré ne semblant pas me voir
Comme si pour un peu elle eût été de pierre
Les pierres du sentier brillaient dans la pénombre
Ruisselantes des pluies qui tombaient dans l’air noir
Parvenues des nuages accumulés en nombre
Déchirés par la foudre à la faveur du soir
La nuit s’épaississait je rentrai dans l’obscur
D’un chemin serpentant qui entourait le bois
Laissant derrière moi mon rêve d’aventure
Désir tombé à l’eau d’un réciproque émoi
La lune apparaissait faisait danser les ombres
Des feuillages battus par l’averse de nuit
Qui s’agitant ainsi dessous les arbres sombres
Firent naître un frisson dans mon cœur sous la pluie
La pluie tomba sans cesse arrosant le chemin
Qui encerclait le bois à côté de l’étang
Et serpentait un peu pour revenir enfin
Aux planches vermoulues abandonnées avant
Un passant revenant à son point de départ
Il lui fallait c’est sûr retraverser le pont
S’in ne désirait pas en boucle dans le noir
Sur le même trajet tourner toujours en rond
J’étais donc condamné à tournoyer sans fin
Ou à passer le pont une deuxième fois
Le cercle s’est fermé autour de mon destin
La route aurait bien pu emprunter d’autres voies
Sa voix je ne sais pas ce qu’elle aurait pu être
Emportée par le vent chuchotée sous la nue
Descendant dans les graves ou haut perchée peut-être
A mon cœur familière étrange ou inconnue
Elle avait disparu le pont était désert
Je scrutai l’horizon pour la voir de nouveau
Et reçus en retour soudain en un éclair
Dedans mon œil ouvert ce reflet sur les eaux
La forme sur l’étang flottant me semblait être
La chevelure épaisse aux plantes entremêlées
De la femme du pont qui ne voulant plus être
S’était d’un seul élan dans l’eau sombre noyée
Noyé je suis aussi dans mon chagrin depuis
Ce soir épouvantable où je la vis mourir
Si bien que chaque fois que débute la nuit
L'image rejaillit d'entre mes souvenirs
Je la revois dans l’eau flottant entre les rives
Pâle dans son sommeil sous les verts nénuphars
Les lèvres bleuissant la mine maladive
Et le sombre des nuits teintant son œil hagard
Dans le noir de l’étang le bonheur s’est enfui
Il a sombré d’un coup comme la feuille errante
Qui tournoyant au ciel sous l’averse de pluie
S’est trouvée emportée par la vague mourante
Mourante elle flotta non loin du pont de bois
Tandis que j’arpentai la route aux courbes sombres
Le sentier épineux futur chemin de croix
Ses lignes de gravier en boucle dans les ombres
Trop tard je suis venu pour réchauffer ses mains
Et redonner du souffle à la vie dans ses veines
Trop tard je suis venu pour raviver son teint
Redonner leurs couleurs aux lèvres sous les miennes
Le temps n’a pas du tout apaisé mon émoi
Ma mémoire est restée ébranlée pour longtemps
Sous le flot des pensées tourbillonnant en moi
Comme un cercle fermé dans l’esprit d’un dément
Dément je suis resté depuis l’événement
Comme à jamais figé dans cette triste histoire
Sans cesse dans mes yeux je revois le moment
Où soudain j’aperçus ses boucles dans le soir
J’ai perdu pour toujours toute ma volonté
Mon esprit tout entier glissant dans la pénombre
Voyant à petits pas ma raison perdre pied
Et grandir ma folie gisant sur des décombres.
J’ai laissé l’ingénue sur le rebord du banc
Ses cheveux s’égouttant sur les planches vernies
Et me suis éloigné des abords de l’étang
Pour m’en aller chercher du secours dans la nuit
La nuit me pénétrait se glissait dans mes os
Tout comme l’encre noire imbibe mon papier
Me laissant à jamais sur le bord de cette eau
Isolé et perdu tremblant sur le gravier
La lune était cachée derrière les nuages
Les joncs et les roseaux en cœur se balançaient
La goutte était tombée d’une ombre dans l’orage
Et avait décroché la feuille qui volait
Le vent continuait à agiter les flots
Projetant sous la pluie les vagues sur les barques
Et son souffle a forci me poussant dans le dos
Me ramenant ainsi devant l’entrée du parc …